
25 Jun Théâtres d’ombres, quand les puissances négocient par le feu
Porteur d’une lettre scellée de l’ayatollah Khamenei, le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araqchi, a été reçu par Vladimir Poutine à Moscou. Ce n’était ni un geste de courtoisie. Ni un échange de façade. C’était une démarche lourde de signification. En diplomatie réelle, ce que l’on appelle diplomatie de proximité ou diplomatie stratégique, un tel déplacement signale non seulement une alliance, mais un repositionnement du rapport de force global. Moscou…
Quelques heures plus tard, des missiles iraniens frappaient la base américaine d’Al-Udeid au Qatar, poumon logistique et cœur militaire de l’Occident dans la région. Hasard de calendrier ? Coïncidence ? L’histoire et la guerre n’aiment pas les coïncidences. Elles obéissent à des signaux faibles et des chaînes d’influence silencieuses. À ce niveau de jeu, le silence vaut aval. Moscou…
À Washington, Marco Rubio, Secrétaire d’État depuis janvier 2025 et figure clé de l’aile dure de la droite américaine, s’insurge : pourquoi l’Iran se rend-il à Moscou au lieu de se présenter à Canossa ? Sans le savoir, Rubio réactive une symbolique profonde : celle du pouvoir occidental conçu comme centre d’humiliation rédemptrice. Mais l’Iran n’est pas Henri IV. Il ne vient pas plier genou. Il s’en va choisir une autre cour. Il refuse le pardon imposé et l’arbitraire des vainqueurs. Moscou…
Ce renversement du geste diplomatique en dit long. Il traduit une recomposition des pôles. Moscou devient une alternative à Washington. Pékin un refuge commercial. Tandis que Téhéran un acteur stratégique de l’Eurasie en guerre froide renouvelée.
Mais faut-il lire dans la frappe contre Al-Udeid une simple réponse iranienne ? Ou une réponse orchestrée, ou du moins tolérée, dans un jeu plus vaste ? La Russie, empêtrée en Ukraine, peut difficilement élargir ouvertement son front. Mais elle peut activer d’autres fronts, via d’autres mains. Si les États-Unis utilisent l’Ukraine pour épuiser la Russie, alors la Russie pourrait bien utiliser le Moyen-Orient pour fracturer l’hégémonie américaine dans le Golfe.
Et le coup suivant n’est pas venu de l’Est, mais de l’Ouest. Contre toute attente, Donald Trump, revenu au pouvoir, impose un cessez-le-feu entre Israël et l’Iran, accepté par les deux camps. Une suspension des hostilités qui en apparence apaise, mais qui en réalité réorganise la partie. Qui aurait cru voir Téhéran et Tel-Aviv s’aligner, ne serait-ce que provisoirement, sur une même ligne de cessez-le-feu, proposée depuis Washington ? La question surgit alors : qu’a donné Trump pour obtenir cela ? Ou plutôt, qu’a-t-il réussi à monnayer ?
Le silence comme stratégie, quand suspendre devient gouverner
Donald Trump ne revient pas en homme de paix. Il revient en homme de marché. Il impose un cessez-le-feu, mais ce n’est ni un acte humanitaire, ni un appel à la morale. C’est une offre temporaire, un gel tactique qui permet de reprendre la main. Et tous acceptent. Car dans un monde de puissances fatiguées, suspendre devient plus rentable que vaincre.
Tel-Aviv accepte, puisque l’économie fléchit et l’opinion s’essouffle. Téhéran accepte, parce que l’ouverture à Moscou est suffisante pour garantir son assise. Washington s’en attribue le crédit, en camouflant sous l’image de l’arbitre ce qui est en réalité une reconfiguration des fronts par le haut.
Dans ce nouveau langage, le cessez-le-feu n’est plus une pause. Il est devenu un instrument diplomatique. Une méthode de réorganisation. Il permet aux puissances de redistribuer les cartes sans perdre la face. Et parfois, pour gouverner le monde, il suffit non de parler, mais de faire taire les canons pendant juste assez longtemps.
Pendant ce temps, les puissances régionales, elles, attendent. L’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar, l’Égypte : toutes comprennent qu’elles ne sont pas invitées à la table. Car les vraies décisions se prennent ailleurs, entre empires.
Et là-bas, en Afrique, c’est le Congo qui attend. Ou plutôt, qui feint d’attendre, tout en croyant participer. Le Congo ne sait pas qu’il ne participe pas. Il mendie une tutelle américaine qu’il ignore déjà subir. À Kigali, Washington impose au Rwanda de tempérer. Et au Congo, on fait semblant d’obtenir ce qui a été déjà décidé sans lui. À Kinshasa, on acclame la parole américaine comme s’il s’agissait d’une promesse divine. Mais faut-il encore croire à l’Amérique ? Et si la première tromperie était de faire croire à la sincérité de cette parole ?
Le Congo est géré à distance, par proxy interposé. Il n’est ni souverain, ni acteur. Il est devenu un terrain d’expérimentation. Et les Congolais, pour une part de leur classe politique, croient encore qu’ils ont à convaincre un maître bienveillant. Mais ce maître n’existe pas. Il n’y a que des stratèges, des marchands et des prête-noms.
Et en toile de fond de toutes ces guerres intermédiaires ? La Chine. La véritable cible. La seule qui inquiète. Tout le reste n’est que étapes, détours, prétextes. Car l’empire ne meurt jamais seul. Il veut entraîner l’autre dans sa chute. Et pour ce faire, il s’arme d’intelligence, non pas humaine, mais prévisionnelle.
Palantir, la machine de guerre technologique dirigée par Peter Thiel, le stratège de la droite américaine de l’apocalypse, n’est pas une entreprise, mais une forteresse. Elle ne vend pas des services, mais des algorithmes de domination. Et le monde qui vient est déjà simulé dans ses serveurs.
Le monde multipolaire ne se déclare pas : il s’annonce par les fissures. Et chaque missile qui tombe en périphérie signale une tension au centre. C’est peut-être cela, l’art de la guerre moderne : ne pas tirer soi-même, mais laisser d’autres tirer au moment opportun pour avancer ses propres pions. Ou cesser le feu et redessiner les lignes.
La géopolitique, à ce niveau, ressemble à une partie de poker diplomatique :
– L’Iran mise sur un acte audacieux.
— La Russie observe sans condamner.
– L’Amérique accuse le coup, puis revient avec une offre.
Mais chacun lit entre les lignes, et surtout entre les missiles, les pauses et les silences.
Et si cette frappe n’était pas un simple coup de colère ? Et si elle servait de monnaie d’échange dans une négociation opaque ? Les puissances, même ennemies déclarées, savent s’envoyer des signaux par les flammes. Et parfois, la guerre sert d’encre pour signer un futur accord.
Il est aussi permis de penser que cette escalade, réelle, brutale, n’est que le début d’un processus plus vaste, celui d’une reconfiguration du monde, où les alliances ne sont plus idéologiques, mais opportunistes, où l’ennemi d’hier devient l’interlocuteur d’aujourd’hui, et où les peuples ne sont que les terrains.
En réalité, la diplomatie moderne ne se fait plus dans les chancelleries, mais dans les ruines fumantes, les bases frappées, les pauses médiatisées et les fronts mouvants.
« Dans le monde réel, la paix ne naît pas de l’innocence, mais de l’équilibre des terreurs. » Henry Kissinger
Et dans cet équilibre, parfois, les flammes parlent avant les mots. Et parfois, le silence signe des traités bien plus brûlants que les bombes.
Ce que les puissances nous enseignent
À ceux qui croient encore que les puissants parlent pour dire, qu’ils frappent pour punir, ou qu’ils cessent le feu par bonté, ce chapitre est une invitation à sortir de l’enfance géopolitique.
Le monde réel ne fonctionne ni à la morale ni à la parole donnée, mais à l’opportunité calculée, au test de résistance, au coût-bénéfice. Il ne punit pas toujours le mensonge. Parfois, il le récompense. Le Congo doit comprendre ceci : nul ne viendra garantir sa souveraineté si lui-même n’en incarne pas le prix. Attendre une protection, c’est se condamner à être désarmé. Se réjouir d’un communiqué venu de Washington, c’est s’illusionner sur la nature de la guerre invisible.
L’Amérique ne donne rien. Elle négocie tout. Même le silence. Même le chaos. Même l’amitié. Et pendant que les Congolais célèbrent une phrase diplomatique, Palantir code l’avenir, Peter Thiel le scénarise, et les puissances placent leurs pièces, non pas pour aujourd’hui, mais pour le monde qui vient.
La seule réponse est stratégique : regarder dans les interstices, penser contre les slogans, et nommer les choses à haute voix. La guerre n’est pas seulement celle des armes. Elle est surtout celle de la conscience et de la clairvoyance.
Voilà ce que les puissances nous enseignent. À nous maintenant d’apprendre à voir sans qu’on nous montre.
Mufoncol Tshiyoyo, M.T., un homme libre
Texte tiré de mon recueil Les Lois invisibles, à publier…
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